Nul ne peut imaginer ce qu’aurait été la vie de Marc s’il n’avait un jour croisé la route de Paul, un grand aventurier auquel il accroche ses pas, emporté dans une sorte de stupéfiant road movie, au cours duquel il fait la connaissance de Pierre qu’il décide plus tard de suivre jusqu’au bout de ses pérégrinations. Nous sommes en l’an 70 et Marc est ce témoin qui entreprit le premier d’écrire une vie du Christ à partir du témoignage de ces deux géants et de celui de l’Eglise primitive, afin de garder la mémoire des faits historiques et de restituer l’esprit des premiers chrétiens.
Marc se lance dans l’écriture d’un récit chronologique qui adopte d’emblée un rythme très soutenu qui donne le ton pour la suite : Jésus entre dans sa vie publique, intronisé par le baptême de Jean-Baptiste, un prophète renommé, puis par une épreuve dans le désert dont il ressort purifié. On le voit ensuite coup sur coup recruter une équipe de choc, chasser les démons, guérir et prêcher, ce qui fait beaucoup et cela fait affluer les foules, on peut le comprendre. Un bon départ pour un polar psychologique.
Une longue partie centrale développe ensuite le « ministère » de Jésus au cours d’épisodes relatés dans une tension savamment dosée : ses pérégrinations, ses enseignements prodigués tantôt à la foule, tantôt à ses disciples. Il est chez lui partout, fait des miracles et s’approche régulièrement de personnes qu’il guérit, dont il chasse les démons et auxquelles il accorde son pardon, tout particulièrement les pauvres et les malades. Il enseigne sans relâche, souvent par des paraboles que tous ne comprennent pas, mais il séduit par sa liberté de pensée, son charisme extraordinaire et le souffle qui s’en dégage. Il plait aux Juifs en se référant souvent à la Bible dont ils sont imprégnés, mais il dérange les autorités dont il ne respecte pas les directives, ce qui l’expose à une série croissante de difficultés. Le récit s’accompagne d’une tension dramatique qui croit progressivement à l’occasion de nombreux rebondissements, comme l’assassinat de Jean-Baptiste qui fait planer une réelle menace. Le lecteur cherche à savoir qui est véritablement cet homme et la réponse apparait progressivement avec la reconnaissance de sa nature divine par les uns et les autres, l’annonce répétée de sa mort et de sa résurrection, le triomphe que lui fait la foule à Jérusalem, etc.
Dans une dernière partie, confronté à l’ultime épreuve qui mettra fin à son ministère, Jésus jette toutes ses ressources dans une sorte de voyage sans retour dont il ne peut finalement que triompher ou échouer. Tout le récit conduit au point culminant du drame : l’arrestation, la condamnation au cours d’un procès bâclé et la cruelle mise à mort. Désastre total … Et c’est alors que l’impensable se produit : la résurrection de Jésus annoncée et enfin réalisée.
Marc s’en tient à la dureté des faits et ne cède jamais à l’émotion. Son but dépasse le simple récit historique. Il cherche à transformer de l’intérieur l’esprit du lecteur et il emploie pour cela des procédés qui sont d’usage courants de nos jours dans la littérature ou le cinéma, de sorte qu’il ferait aujourd’hui un excellent scénariste, jugeons plutôt :
Si Marc présente Jésus, le héros de l’histoire, comme un être exceptionnel, il est très attentif à en faire un portrait très humain. Il n’en rajoute pas et ne veut pas donner dans le merveilleux. Au contraire, son écriture sobre et sans artifice témoigne de son sérieux et de son réalisme, visant à atténuer la dissonance entre l’inexplicable et le commun.
Ensuite, Marc sait tenir en haleine son lecteur par un suspense et une tension entretenus de bout en bout : les scènes s’enchaînent rapidement comme des plans juxtaposés. Par un effet de zoom, le narrateur s’approche progressivement et finit par s’attarder sur les scènes les plus significatives. Une course-poursuite est engagée, Jésus a les puissants à ses trousses et le filet se resserre. Marc introduit de l’inattendu à toutes les pages : miracles, guérisons, échanges contradictoires, enseignement énigmatique, etc. captivent son lecteur. Comme au théâtre, le temps est contracté, réduit à quelques semaines, et les épisodes les plus cruciaux se déroulent surtout en un lieu : Jérusalem. La progression dramatique se nourrit d’un mystère (« surtout ne dires rien ! ») et de l’opposition frontale avec des autorités dont on ne peut attendre aucune complaisance. Jésus aura droit à tout : complot, trahison, faux témoins, reniements, retournement de la foule, si bien que la fin est inéluctable. On connait la suite.
Enfin, Marc induit un questionnement intérieur chez chaque lecteur qu’il interpelle sur ses convictions, en s’interdisant lui-même de lui dire tout ce qu’il sait, il l’invite plutôt à ressentir les choses en lui-même et lui propose pour cela de participer à un grand jeu de piste, dont la règle est donnée par Jésus lui-même « à vous de découvrir le mystère du règne de Dieu », chacun dispose alors de nombreux indices : enseignements, paraboles, comparaisons, miracles, et divers événements singuliers. Il faut donc commencer par réfléchir tout seul : « qui a des oreilles pour entendre, qu’il entende. ». C’est une véritable invitation à l’étude. « En particulier, il expliquait tout à ses disciples. »
Ce qui est à découvrir ? Au-dessus de la loi des hommes, la loi suprême est l’amour que Dieu nous porte et que nous pouvons lui rendre à travers nos frères humains, Le secret est la révélation que Jésus est le Messie attendu par les Juifs et il ressuscitera ! (mais on ne le découvre qu’à la fin).
Nous ignorons si Marc a pensé les choses ainsi, mais il a bien compris que, si une question nous travaille, notre esprit se met en marche, bien plus sûrement que si tout coule de source du 1er coup. Marc a le don de pratiquer une sorte d’ingérence dans l’esprit de son lecteur consentant, et c’est bien notre transformation personnelle qu’il vise. C’est aussi son trait de génie de pouvoir nous embarquer beaucoup plus loin que l’histoire qu’il relate.
Marc est donc non seulement un chrétien laïc convaincu, mais aussi un prêcheur convainquant, un op avant la date : il assume la mission d’annoncer qui est Jésus à ses contemporains non-croyants. Il s’en imprègne et mobilise son talent et ses ressources personnelles pour porter aux autres, étrangers et non-croyants, le fruit de sa propre contemplation. C’est par écrit qu’il le fait, avec humilité et intelligence, sans jamais se mettre en avant, en tirant parti avec psychologie et finesse de son expérience de la rencontre et du dialogue. Au-delà du récit historique, de l’espace et du temps, il parvient à ébranler les certitudes du lecteur, pour lui transmettre sa conviction profonde de croyant.
Comme Marc, nous avons à témoigner à notre tour d’une bonne nouvelle pour l’humanité, de la meilleure des façons possible. Libre à nous de juger laquelle, sous quelle forme et en quels lieux.
Patrick
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