Installée depuis plusieurs mois dans un des émirats du Golfe, l’été dernier je suis rentrée en France pour les vacances. Au bout de quelques jours, je me suis sentie déboussolée, sans en identifier la cause : pas vraiment de « jetlag », réadaptation culinaire facile (saucisson et petit verre de rouge)…Quoi alors ? L’appel à la prière me manquait. Le « Allahou Akbar » qui résonne partout en ville, dans les malls, à la radio. Comment ça ? Il faisait déjà nuit et j’avais « loupé » Dhur, Asr et Maghrib !
Etre chrétienne ici, c’est déjà vivre à l’heure musulmane. C’est avoir sa journée rythmée par des temps de prière. Il est étrange, au premier abord, de vivre dans ma vie laïque ce qui, pour moi, s’apparente à des rythmes monacaux.
Vivre à ce rythme c’est aussi m’interroger sur la manière dont il nous interpelle. Tout est fait ici pour faciliter la prière. Des espaces de prière sont aménagés dans tous les bureaux, les salles de sport, les supermarchés, en plus des mosquées et des salles de prière de quartier. Les gens quittent le travail dix minutes pour aller prier, sans problème. Vous me voyez en France dire à mon patron : « Excusez-moi, je vais à l’office du milieu du jour à la salle de prière du troisième étage. » ?
Pendant Ramadan, c’est « pire » : moins d’heures travaillées, plus d’heures priées et jeûnées. Première réflexion : « Eh ben, à ce rythme la productivité au travail ne doit pas être formidable ! ». Et puis vient la deuxième réflexion : « Qui est le plus stupide ? Celui qui laisse du temps pour Dieu dans sa vie quotidienne, y compris le travail, ou celui qui a tout compartimenté, en "temps pour Dieu" et "temps de productivité" ? Et est-ce que prier est improductif ? Est-ce que notre époque, conduite exclusivement par les concepts de « rentabilité », de « productivité » de « création de valeur », ne mérite pas que, justement, l’on fasse un peu plus de place à Dieu ? Alors, petit à petit, je me prends à ce rythme et il m’arrive souvent de réciter mes « basiques » (Notre Père, Je vous salue Marie) au moment de l’appel.
Etre laïque dominicaine dans ce pays est pour moi une chance, même si ma fraternité laïque dominicaine me manque énormément. Paradoxalement, il est presque plus facile ici de parler de sa foi que ça ne l’est en France. Sans faire de prosélytisme, ce qui nous est interdit, il nous est tout à fait possible de discuter entre « Gens du Livre ». Mes amis musulmans apprécient d’autant plus cette volonté de connaître l’islam loin des poncifs (femmes voilées + terroristes) véhiculés par les médias et nos sociétés. Ainsi, en réponse à l’invitation d’amis musulmans qui nous avaient emmenés assister à la prière du vendredi, à la mosquée du quartier, mon mari et moi avons organisé un repas de Noël à partager avec nos amis non-chrétiens. Au fil de la discussion, nous nous retrouvons autour de nos ancêtres dans la foi, Abraham et les prophètes, mais aussi sur l’expérience de la confiance en Dieu, en sa miséricorde et en son amour.
Je dois dire que leur manière de vivre la foi musulmane a enrichi d’une certaine façon ma foi chrétienne. Je me sens plus attachée à la suite du Christ et je mesure à quel point son message est un message de liberté. Je ne prie pas Dieu pour marquer des points, pour aller au Paradis ou pour Lui faire plaisir. Je prie Dieu en réponse à ses multiples manifestations dans ce monde. Être dominicaine, ici, a pris du sens : même si je suis toute seule, sans ma fraternité, je n’oublie pas que Dominique a préféré envoyer ses frères en mission plutôt que de tous les garder sous un même toit. Je n’oublie pas non plus cette volonté dominicaine d’être dans le monde, d’être avec ce monde, en vérité et liberté.
Alors c’est ma prédication, c’est ma bénédiction et ma louange.
Estelle.