D'après Felicisimo Martinez, O.P. in Philippiana Sacra , vol. XXIII, no. 67, 1988, pp. 23-54. Traduit de l'anglais par Evariste Lachance, o.p.
1. Une évaluation de la présence et de l'influence des Dominicains dans le débat philosophique et théologique contemporain ne peut pas être très positive. A peu près aucun de nos frères n'exerce une influence spéciale dans le domaine théologique. Nous pouvons bien nous dire que les mouvements théologiques modernes ne sont pas très sérieux. Mais ce n'est là qu'une sorte de justification personnelle sans valeur. A tout considérer, l'Ordre lui-même et bien des communautés dominicaines paraissent absents de leurs responsabilités théologiques ou, pire encore, semblent incapables d'assumer cette responsabilité. Cette opinion semble pessimiste. Mais nous-même et aussi beaucoup de gens qui estiment l'Ordre et font confiance à notre tradition théologique se plaignent de cet état des choses. L'assemblée dominicaine tenue à Lyons pour analyser la mission de l'Ordre en Europe à relevé ce "vide prophétique" (prophetic barrenness) de l'Ordre. Cette plainte s'applique-t-elle à la mission de l'Ordre sur d'autres continents?
Un premier pas vers le renouvellement de la vie intellectuelle et la réflexion théologique dans l'Ordre, c'est précisément: une administration sage et mature de notre tradition. Il y a une opinion très répandue qu'une sorte d'orgueil intellectuel ou de présomption caractérise les Dominicains. Cette attitude peut très souvent nous conduire à un triomphalisme stérile, basé davantage sur les gloires anciennes de notre tradition que sur la réalité présente. Parfois nous donnons l'impression qu'être un fils de saint Dominique ou un frère de saint Thomas suffit pour que nous devenions un bon théologien ou un bon prédicateur. Nous oublions qu'une tradition a une valeur seulement quand elle est actualisée. L'actualisation est la seule façon d'être fidèle au passé.
Pour certains Dominicains, saint Thomas et sa S u m m a Theologica semblent être le terme final de la réflexion théologique. Mais nous devrions comprendre saint Thomas et sa S u m m a Theologica comme un exemple de la méthode théologique qu'il faut continuer. La grandeur de nos théologiens du passé semble excuser bien des Dominicains du devoir de s'engager dans une réflexion théologique sur les problèmes d'aujourd'hui. C'est là vraiment une mauvaise compréhension de notre tradition théologique. Il faut surmonter cette attitude.
2. Un second pas à prendre pour renouveler et fortifier notre réflexion théologique aujourd'hui serait de réconcilier les docteurs et les missionnaires, la tradition monastique et la tradition missionnaire, les soi-disant intellectuels organiques et les "pastoralistes". Le divorce entre la théologie et la prédication a causé des malheurs dans certaines périodes de notre histoire. Sommes-nous dans une de ces périodes? Un tel divorce cause un dommage aux deux: la théologie et la prédication. Bien des docteurs ont renoncé au ministère de la prédication, le considérant comme une activité pour les frères de seconde classe. Et bien des missionnaires ont abandonné l'étude comme si c'était un travail propre aux intellectuels de profession. Ce divorce a aussi endommagé l'aspect fraternel de notre vie communautaire.
Dans ce contexte, nous devrions nous rappeler une chose qui est constamment répétée dans la théologie moderne: la réflexion théologique résulte de la confession et de la praxis chrétienne, est confrontée à la praxis chrétienne, et conduit à une meilleure praxis chrétienne. Une véritable réflexion théologique n'est pas possible si elle est séparée de quelque sorte du travail pastoral. Il faut écouter la clameur des gens si nous voulons que notre lecture de la Parole de Dieu soit une réponse aux questions historiques des hommes. A cette condition seulement, le message chrétien prendra sens. Une crise dans la théologie et la prédication surgit quand on répond à des questions que personne ne pose et que nous laissons sans réponses les questions même qui inquiètent les gens. C'est là le grand risque qu'encourent les théologiens quand ils sont séparés de toute forme de ministère pastoral.
3. Pour amener une réconciliation entre les docteurs et les missionnaires, il est nécessaire de faire de chaque communauté dominicaine une véritable école de théologie. La fermeture de Studia Generalia a eu une influence négative sur la vie intellectuelle de plusieurs provinces. Heureusement, il y a une forte tendance aujourd'hui à les rouvrir. Mais le S t u d i u m Ge n e ra I e n'est pas la seule communauté engagée dans la poursuite de la réflexion théologique. L'étude dominicaine est une oeuvre communautaire. La communauté est la base sur laquelle elle repose. Nous pouvons donc comprendre la pertinence du casus conscientiae , du lector conventualis , du promoteur de la formation permanente dans chaque couvent.
4. Le sujet principal de l'étude dominicaine est la théologie, la Doctrine Sacrée. Notre mission est de projeter un éclairage théologique sur les quaestiones disputatae de notre monde. Cela ne veut pas dire que tout Dominicain devrait être un théologien professionnel; ça veut dire que quelque soit sa spécialisation, il doit être rattaché à la théologie. L'évangélisation n'est pas possible sans une référence à la Doctrine Sacrée. Par conséquent, c'est une erreur de penser que seuls certains spécialistes ont une obligation de se consacrer à l'étude de la théologie. Tout Dominicain a cette obligation, bien que certains soient plus spécifiquement consacrés à cette occupation. La réflexion théologique dans son ensemble est la tâche de chaque communauté dominicaine.
De la tradition dominicaine nous pouvons apprendre la leçon suivante: la réflexion théologique a été forte dans nos communautés dans la mesure où elles ont été capables d'établir des dialogues entre le message chrétien et les diverses cultures. La théologie a été créative et prophétique dans l'Ordre en autant que les Dominicains se sont laissés questionnés par d'autres cultures et ont établi un dialogue critique envers elles; pour autant qu'ils ont pris comme point de départ de leur réflexion théologique les quaestiones disputatae des situations sociales et culturelles, et non pas les quaestiones disputatae de leur propre fabrication.
Les trois moments de la méthode scholastique étaient: lectio , quaestio et disputatio . Aujourd'hui, nous devrions changer ou modifier cette méthode et organiser le processus de la réflexion théologique en partant de la quaestio (problèmes historiques), passant par la lectio (étude de la Tradition), et aboutissant à la disputatio (dialogue interdisciplinaire). Le dialogue avec les autre sciences humaines et sociales est requis aujourd'hui si la théologie doit remplir sa tâche propre.
5. Le message chrétien est maintenant dans un processus de transculturation et d'inculturation. Après plusieurs siècles de théologie importée, les église locales essaient de créer leur propre théologie - theologica in loco -. Une telle théologie n'est pas un nouveau message chrétien; c'est une présentation inculturée de ce message. L'incmlturation a toujours été une condition sine qua non d'une évangélisation vraie.
L'élaboration d'une théologie inculturée est la responsabilité commune de tous les Dominicains, mais évidemment, c'est la responsabilité spéciale des Dominicains d'un endroit donné. Un étranger, ça se comprend, est toujours limité dans ses efforts d'inculturation. L'archétype maternel est plus puissant que le rationalisme thomiste. Les Dominicains d'un lieu donné sont les mieux placés pour comprendre en profondeur leur propre culture et leurs traditions pour établir un dialogue critique entre le message chrétien et la culture locale.
6. L'homme d'aujourd'hui suspecte beaucoup l'idéal théorique de la vérité, surtout quand il doit lutter pour sa propre survie, quand il se voit sur les frontières entre la vie et la mort. De telles situations créent une attitude spéciale à l'égard du message chrétien. Ceux qui vivent ces situations ont beaucoup plus besoin d'un message de vie et de libération qu'un simple système doctrinal. De telles situations sont donc un élément essentiel de la réflexion théologique.
Nous devons analyser ces situations de façon scientifique et critique. De simples descriptions empiriques ne suffisent pas. Il faut écouter les sciences sociales. La théologie a besoin d'être aidée par les sciences sociales si elle veut être vraiment une théologie "contextualisée". Un dialogue de la théologie avec les cultures et les idéologies n'est pas possible sans un dialogue entre la théologie et les sciences sociales.
(Felicisimo Martinez, O.P. in Philippiana Sacra , vol. XXIII, no. 67, 1988, pp. 23-54. Traduit de l'anglais par Evariste Lachance, o.p.)
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